Des familles brisées, éplorées, amputées d’un père, d’un époux, d’un fils ou d’un frère, détenus depuis de longues années dans les geôles syriennes. Des mères qui se battent corps et âme pour récupérer leurs fils et dont les yeux tristes n’en finissent pas de pleurer. Des pères rendus malades d’avoir refoulé leurs larmes et leur chagrin et qui n’ont pas survécu à cette cruelle épreuve. Des Libanais, de toutes confessions, de toutes régions, de toutes appartenances, emprisonnés arbitrairement, sans jugement équitable, isolés, affamés, torturés, humiliés, détruits. Un drame qui touche la nation entière et qui est devenu une véritable cause grâce à la mobilisation d’associations de soutien aux Libanais détenus arbitrairement en exil et à l’acharnement des proches, des familles, des amis. Mais deux gouvernements, l’un libanais, l’autre syrien, nient cette atroce vérité, Dieu seul sait pourquoi. Ils nient que des prisonniers libanais se trouvent encore dans les gêoles syriennes. Ils nient que ces prisonniers soient encore vivants et se dépêchent alors de faire signer à leurs familles des actes de décès, sans preuve, sans corps, sans mort. Ils nient la souffrance des familles meurtries, mutilées, abusées, fatiguées de quémander, d’être sans cesse refoulées, d’espérer sans rien avoir en retour, de pleurer toutes les larmes de leur corps. Jusqu’à quand ce drame s’éternisera-t-il ? Jusqu’à quand le gouvernement libanais restera-t-il indifférent à la souffance de milliers de ses fils, de ses frères, de ses pères, de ses mères ? Quand se décidera-t-il enfin à aborder, avec son voisin syrien, les sujets délicats, et à ouvrir plus particulièrement le brûlant dossier des prisonniers détenus dans les geôles syriennes ? À mesure que les années passent, la douleur des familles ne s’estompe pas. Bien au contraire, elle est là, sourde, lancinante, rancunière aussi, prête à rejaillir à chaque occasion, à chaque évocation. Que dire aussi de la détermination, de l’acharnement surtout, qui augmentent au fil des jours et des années ? Car les familles des détenus dans les prisons syriennes n’ont pas perdu espoir. Elles veulent connaître la vérité, toute la vérité. Et exigent surtout, surtout, la libération de leurs proches, aujourd’hui plutôt que demain. Face à l’acharnement des parents de disparus, un double déni libanais et syrien Plus qu’un dossier, une véritable cause Combien de Libanais croupissent-ils encore et depuis des années dans les prisons syriennes, après avoir été arrêtés de manière arbitraire durant la guerre par des milices, par les services de renseignements ou même par l’armée syrienne, sous prétexte de collaboration avec l’ennemi israélien ou de complot contre la Syrie ? Des dizaines, des centaines ? Nul n’a jamais été capable de répondre à la question. Mais le fossé est immense entre les parents des personnes détenues dans les geôles syriennes et les autorités libanaises. Un fossé qui ne fait d’ailleurs que se creuser, à l’heure où les tabous concernant la présence armée syrienne au Liban et la forte influence de cette dernière sur la vie politique libanaise tombent l’un après l’autre. Alors que les deux gouvernements libanais et syrien campent sur leurs positions, certifiant que plus aucun Libanais n’est détenu en Syrie, des centaines de familles de détenus, chrétiens, musulmans ou druzes, persistent à clamer haut et fort, en dépit des menaces qu’elles déclarent avoir reçues à maintes reprises, que leurs proches ont été arbitrairement emprisonnés dans les geôles syriennes et qu’ils s’y trouvent toujours. Certaines avancent même des preuves : telle famille bénéficie toujours du droit de visite et continue de voir son fils, occasionnellement ; telle autre a été informée, par un prisonnier libéré, du lieu de détention de son fils, du numéro de sa cellule, et a même reçu un message de ce dernier ; telle femme a assisté, de ses propres yeux, à l’arrestation de son frère, par l’armée syrienne. Que dire aussi des 27 militaires qui ont disparu le 13 octobre 1990, lorsque l’armée syrienne est rentrée dans les régions chrétiennes et qui ont, pour certains, été vus par la suite ou visités par leurs familles ?
Des recherches vaines De temps à autre, contredisant les déclarations officielles et confirmant les dires des familles, des prisonniers libanais sont libérés, levant le voile sur les tortures physiques et morales auxquelles ils ont été soumis, mais aussi donnant un immense espoir aux parents des autres détenus. Malgré leur mobilisation, des organisations des droits de l’homme, locales et internationales, solidaires des familles des détenus dans les prisons syriennes, n’ont jamais obtenu des deux gouvernements libanais et syrien le moindre indice concernant ces arrestations arbitraires ou le nombre de prisonniers officiellement répertoriés. Elles n’ont pas plus réussi à obtenir l’ouverture des portes des prisons syriennes à la Croix-Rouge internationale. Deux commissions ont même été mises en place par le gouvernement libanais, harcelé par les familles, pour tenter de répertorier le nombre global de personnes portées disparues durant la guerre et d’apporter des précisions sur les circonstances de leur disparition, de leur enlèvement ou de leur arrestation. Mais aucune d’entre elles n’a été à même de présenter des conclusions plausibles aux familles des personnes détenues en Syrie, ni même aux familles des autres disparus de la guerre. La première commission, présidée en janvier 2000 par le colonel Salim Abou Ismaïl, a conclu que parmi les 2067 cas qui lui avaient été présentés, elle n’a pu retrouver aucune personne encore en vie, ajoutant que toute personne disparue depuis plus de quatre ans était considérée comme décédée. Elle s’est vite dépêchée de clore le dossier, enlevant ainsi tout espoir aux familles des personnes portées disparues. Quant à la seconde commission, elle a été dirigée par le ministre d’État à la Réforme administrative, Fouad el-Saad, suite au tollé provoqué par les conclusions de la première commission et à la libération, 10 jours après la publication de ces conclusions, de 65 prisonniers libanais détenus en Syrie. Après avoir recueilli de nombreux témoignages et enquêté sur des centaines de dossiers qu’elle a répertoriés, cette commission n’a tout simplement présenté aucun rapport, faute de s’être réunie, au terme de ses travaux. Bref, ces deux enquêtes se sont terminées en queue de poisson, car le gouvernement libanais était trop frileux, selon une source officielle désireuse de garder l’anonymat, pour régler efficacement le dossier des prisonniers libanais détenus en Syrie. Mais les familles ne se sont pas découragées pour autant. Elles ont engagé des contacts directs avec le président Lahoud et avec les autorités syriennes. Une fois de plus, leurs tentatives se sont soldées par un échec, alors qu’autour d’elles pullulaient les escrocs qui leur soutiraient de l’argent, leur promettant en vain des droits de visite ou des nouvelles des leurs. Certaines familles dans la misère, pressées par les autorités, ont même dû se résoudre à signer l’acte de décès de leurs fils détenus, militaires dans l’armée, afin d’encaisser des indemnités qui leur permettraient de vivre et de bénéficier de soins médicaux. Même si elles gardent toujours l’espoir de les voir un jour réapparaître.
Politique de l’autruche Aujourd’hui, alors que le monde entier a les yeux braqués sur la Syrie, des rumeurs circulent que parmi les 57 prisonniers libérés par les autorités syriennes de la prison de Saydnaya quelques jours avant l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, deux détenus seraient de nationalité libanaise. Une rumeur confirmée à L’Orient-Le Jour par l’Association des droits de l’homme en Syrie (HRAS), qui précise que l’un des Libanais libérés se nomme Samir Mikhaël mais dit tout ignorer de l’identité du second, identifié par un organe local de presse comme étant Farès Hanna, qui aurait été arrêté il y a près de deux mois. L’association affirme par ailleurs que les deux prisonniers se trouvent au Liban depuis plusieurs jours. Mais jusque-là, aucune association locale, ni même les familles des prisonniers, du moins la famille de Samir Mikhaël el-Hage, convaincue à 90 % qu’il s’agit de lui, n’ont davantage d’informations. Alors qu’il n’a pas été possible, jusque-là, de retracer la famille du dénommé Farès Hanna. Quant au ministre de la Défense, Abdel Rahim Mrad, que nous avons tenté de joindre à maintes reprises pour avoir confirmation de ces propos et pour savoir si les deux prisonniers libanais sont effectivement au Liban, il a opposé à nos appels une fin de non-recevoir. Où se trouvent aujourd’hui les deux prisonniers libérés ? Sont-ils détenus dans le secret le plus total au ministère de la Défense où ils sont interrogés ? C’est ce qu’estime la famille de Samir Mikhaël el-Hage qui aurait eu des assurances à ce propos de personnes proches du ministère. Mais il est certain que les deux gouvernements, libanais et syrien, se trouvent aujourd’hui dans une position délicate, le président Bachar el-Assad ayant déclaré il y a quelques semaines, alors qu’il était en visite à Rome, qu’il n’y avait plus aucun prisonnier libanais dans les geôles syriennes. Propos immédiatement repris par les autorités libanaises. Malgré la politique de l’autruche pratiquée par les deux gouvernements, le drame des prisonniers libanais en Syrie est devenu une véritable cause, portée non seulement par les familles réclamant sans discontinuer la libération de leurs proches, mais aussi et surtout par des associations locales, notamment Solide (Soutien aux Libanais en détention et en exil), appuyées par l’association basée en France Solida (Soutien aux Libanais détenus arbitrairement). Associations qui se démènent, multipliant sit-in, manifestations et contacts avec les Nations unies, l’Union européenne et les organisations internationales, pour que la vérité éclate au grand jour et que les Libanais détenus dans les geôles syriennes soient enfin libérés.
Le retour de l’enfer Sur ses jambes meurtries, les cicatrices ne se comptent plus. Son corps entier le fait souffrir d’avoir été si malmené. Des cauchemars hantent encore ses nuits agitées, cinq ans après sa libération, survenue en 2000. Ali Abou Dehn revient de l’enfer. Un enfer qu’il a vécu pendant 13 ans dans les prisons syriennes de Tadmor et Saydnaya. Un enfer qu’il dévoile, sans réserve, sans pudeur, alors que d’autres prisonniers relaxés se sont murés dans un silence absolu, tiraillés par la peur. Ali, originaire de la région de Hasbaya, de confession druze, parle sans tarir. Autrefois père de famille aisé, il doit se résoudre aujourd’hui à accepter l’aumône, lorsque ses fins de mois sont trop dures. Les économies familiales, le terrain et les bijoux de son épouse ont permis à sa famille de vivre, durant sa trop longue absence. Mais il a finalement réussi à se faire employer au salaire minimum, après des années de quête, de supplications.. Il est difficile pour un ancien détenu en Syrie de se refaire une place dans la société. Durant sa détention, les séances de torture ont rythmé le quotidien de Ali et de l’ensemble des prisonniers. « Mes gêoliers m’ont introduit des bouts de fer dans les jambes, ils m’ont pendu, les mains attachées en l’air, ils m’ont écartelé, à tel point que mon coude a été complètement déboîté. Ils m’ont tellement giflé qu’il m’ont crevé les tympans ». « La douleur de la torture ? Ce n’est pas le pire, poursuit-il, comparé aux humiliations que nous subissions, aux insultes qu’ils nous lançaient, ainsi qu’à nos familles. Des comportements qui dépassent tout ce que l’on peut imaginer. Ils m’ont surnommé Abou Sarsour (père cafard), car ils m’ont forcé à manger des cafards. Mon camarade de cellule, lui a été surnommé Abou Fara (père souris), car ils lui ont fait avaler une souris. Un autre a été surnommé Abou Kanniné (père bouteille), car il a été sodomisé avec une bouteille... Un jour, alors que j’attendais le repas, j’ai même surpris un de nos gêoliers uriner dans la marmite. Ce jour-là, on nous avait servi de la viande avec du riz, c’était exceptionnel. Je n’ai pas mangé, mais je ne l’ai pas dit à mes camarades d’infortune. Je les ai laissés profiter de leur repas. » Ali raconte aussi l’isolement total, la solitude. « Nous étions coupés du monde, nous ne savions rien de ce qui se passait en dehors des murs de la prison. Je l’ai réalisé en 1992, quand, transféré de Tadmor à Saydnaya, je suis tombé par hasard sur un journal qui relatait le démantèlement de l’URSS, la chute du mur de Berlin. Cela m’a fait mal. » Ali raconte aussi le dénuement total dans lequel il était, les treize années d’emprisonnement passées les pieds nus, alors que ses habits se déchiraient, l’un après l’autre. « Au bout de deux ans, mon slip était tellement élimé, que je l’ai déchiré pour en faire une serviette. J’en ai gardé un bout et j’ai donné les autres morceaux à mes camarades. » Aujourd’hui, après tant de souffrances, Ali, âgé de 53 ans, n’a toujours pas repris goût à la vie. « J’ai raté tellement de choses de la vie de mes filles. J’ai été enlevé alors qu’elles étaient toutes jeunes, et lorsque je suis revenu, l’une d’entre elles était déjà mariée. » Il déplore aussi que les détenus relaxés des prisons syriennes soient traités avec autant d’injustice et d’indifférence par les autorités libanaises, alors que les prisonniers libérés des geôles israéliennes reçoivent tous les honneurs et les égards. Mais il ne peut s’empêcher d’exprimer un souhait, « le seul qui me hante dit-il, que l’armée syrienne se retire du pays avant ma mort ». Entre Fouad el-Saad et Ghazi Aad, président de Solide, un dialogue de sourds Une enquête sans conclusion, des familles désemparées Depuis sa nomination en janvier 2001 à la tête de la commission chargée de recueillir des informations sur toutes les personnes disparues durant la guerre dont les familles pensent qu’elles sont encore en vie, Fouad el-Saad, alors ministre d’État à la Réforme administrative, a redonné de l’espoir à des milliers de familles. Mais en avril 2003, après le départ du gouvernement Hariri, leur déception est grande : au terme de deux ans et demi de rencontres avec les familles de personnes portées disparues ou de détenus présumés, ici ou là, d’enquêtes, d’interrogatoires de témoins, de contacts avec les différents partis politiques ou les autorités compétentes, et de recoupements d’informations, la commission présidée par Fouad el-Saad n’a publié aucun rapport, aucune conclusion, car elle ne s’est tout simplement pas réunie pour adopter le projet de rapport rédigé par l’ancien ministre. Convoqués à la réunion, la majorité des membres se sont absentés et n’ont pas répondu aux appels répétés du ministre de fixer une nouvelle date. Le dossier des prisonniers dans les geôles syriennes est alors relégué aux oubliettes, comme tous les dossiers des autres prisonniers ou des disparus de la guerre. En fait, cette commission était déjà boiteuse de par sa composition : elle était uniquement formée de hauts fonctionnaires civils et militaires de l’État et aucun représentant de la société civile ou des ONG militant pour la libération des détenus dans les prisons syriennes n’en faisait partie. Parmi ses membres, on comptait le procureur général auprès de la Cour de cassation, Adnane Addoum, le chef de la sûreté générale, Jamil es-Sayyed, le directeur de la Sûreté de l’État, Édouard Mansour, le directeur des renseignements de l’armée, Raymond Azar, le représentant des Forces de sécurité intérieure, le général Zein, ainsi qu’un membre du barreau de Beyrouth, représentant le secteur privé, Abdel Salam Cheaib.
Les reproches des familles Malgré cet échec, les familles des prisonniers dans les geôles syriennes n’ont pas pour autant baissé les bras et poursuivent leur mobilisation, appuyées notamment par Solide au Liban et Solida en France. Tout en réclamant des comptes à Fouad el-Saad à qui elles reprochent son manque de détermination et de responsabilité. Ghazi Aad, président de Solide, s’exprime au nom de ces parents, traduisant leurs attentes et leur grande déception sur l’aboutissement de l’enquête. Quant à Fouad el-Saad, retraçant les grandes étapes de son travail au sein de la commission, il tente de justifier le non-aboutissement de l’enquête. Mais ne manque pas de laisser échapper quelques convictions personnelles bien significatives. « Quelles que soient les justifications de Fouad el-Saad, nous jugeons inacceptable qu’il n’ait pas communiqué de rapport sur son enquête au Conseil des ministres », accuse Ghazi Aad, président de Solide. « S’il craignait pour sa vie, poursuit-il, il n’aurait tout simplement pas dû accepter ces responsabilités. Et s’il sentait qu’il serait muselé, il aurait dû démissionner. C’est l’histoire qui le jugera. » Les reproches lancés par Ghazi Aad à l’ancien ministre sont ceux de tous les parents des prisonniers dans les geôles syriennes, qui n’en peuvent plus de ne rien savoir sur le sort de leurs proches, qui dénoncent ce silence qu’ils considèrent comme faisant partie du crime. Un silence, estiment-ils, dû à la peur. Car ils sont convaincus que les conclusions du ministre confirmaient ce dont ils se doutaient déjà. Répondant à ses détracteurs, l’ancien ministre Fouad el-Saad tient à préciser que les prérogatives de cette commission étaient limitées. « Selon le décret du Conseil des ministres qui a nommé la commission, nous étions chargés de recueillir les plaintes des parents des personnes portées disparues qui considèrent que leurs proches sont encore en vie et devions nous restreindre à cette tâche », insiste-t-il. « Nous avons reçu 730 plaintes, alors que la commission Abou Ismaïl en avait reçu plus de 2000. C’est probablement parce que nous avons déclaré qu’il n’était pas question d’indemniser les familles », observe-t-il.
Le moindre cas est important Et d’expliquer que parmi ces 730 personnes, la moitié a, par la suite, avoué qu’elle avait fait la demande dans l’espoir d’être indemnisée. Il reste les autres, soit plus de 350 personnes, qui ont fait l’objet de l’enquête de la commission. « Les plaintes que nous avons recueillies étaient variées, raconte M. Saad. Certaines familles estimaient que leurs proches étaient aux mains des services de renseignements libanais, d’autres pensaient qu’ils étaient dans les prisons syriennes, d’autres que les leurs étaient dans les geôles israéliennes, d’autres encore disaient que leurs proches étaient détenus en Irak, ou par des milices locales. Le mobile général des gens était l’espoir de retrouver leurs proches vivants. Mais nombreux sont ceux qui s’accrochaient souvent à un rien. » Un tri a été nécessaire en fonction de la logique et du bien-fondé des dossiers. « Lorsqu’une famille, dont le fils a quitté le territoire libanais par la frontière de Masna’pour se rendre en Arabie saoudite, nous faisait part de sa conviction que son fils avait disparu et qu’il était détenu en Syrie, nous pensions forcément que ce cas était logique », explique encore M. Saad. « De même, lorsqu’il s’avérait qu’une personne portée disparue avait eu un conflit quelconque, le matin même de sa disparition, avec des militaires syriens, ou que ces militaires avaient procédé à l’arrestation d’une personne devant sa famille, tout porte à croire alors que celle-ci se trouve dans les geôles syriennes », observe-t-il. « Que dire aussi de ceux qui ont rendu visite à leurs fils dans les prisons syriennes ? De ceux qui avaient des permissions régulières pour ce faire ? » Quant au nombre de personnes emprisonnées dans les geôles syriennes, il n’est pas en lui-même important. « Car le moindre cas revêt une grande importance.». Et même si au terme de l’enquête, Fouad el-Saad a déclaré avoir réussi à se faire une idée claire du problème, il indique ne pas être habilité à s’exprimer au nom de la commission.. Mais il ne peut s’empêcher de laisser échapper qu’en 2003, parmi les noms des personnes supposées être détenues en Syrie, il y avait de nombreux cas sérieux. «À l’époque, tout indiquait que ces personnes étaient effectivement encore en vie dans les prisons syriennes », affirme-t-il enfin. Mais rien ne prouve que ces personnes sont encore en vie aujourd’hui, poursuit-il. Car la plupart des familles n’ont plus de nouvelles des détenus. Mais rien non plus ne prouve qu’ils sont morts. »
Peur des répercussions Mais que penser aujourd’hui des déclarations du gouvernement syrien et du président Assad qui prétendent que plus aucun prisonnier libanais n’est détenu en Syrie ? « Je ne peux rien affirmer contre un État qui me dit qu’il ne détient plus personne. D’ailleurs, si une démarche doit être entreprise, c’est après décision du Conseil des ministres auprès des autorités syriennes », note M. Saad. Mais pour Solide, la réponse de l’ancien ministre n’est guère satisfaisante. « Si Bachar el-Assad persiste à dire qu’il n’a plus de prisonniers libanais, qu’il ouvre alors les prisons et qu’il laisse la Croix-Rouge internationale faire son enquête et confirmer la véracité de ses propos », lance Ghazi Aad. « D’ailleurs, poursuit-il, les faits prouvent que la Syrie ne dit pas la vérité. Chaque fois qu’un communiqué officiel syrien dit qu’il n’y a plus de détenus libanais en Syrie, un groupe de détenus est libéré quelque temps plus tard, ou un communiqué contradictoire est publié. » Souvent d’ailleurs, les personnes libérées ne font pas partie des listes de noms répertoriés par Solide, listes qui comportent actuellement 282 noms. Car de nombreuses familles ont refusé d’inscrire le nom de leurs disparus sur les listes. Et M. Aad de préciser qu’elles ont peur des répercussions physiques, craignant aussi d’être privées d’un droit de visite délivré par les services de renseignements syriens ou de perdre un piston quelconque pour faire libérer leurs proches. « Cela prouve qu’il y a un très grand nombre de Libanais détenus en Syrie, martèle-t-il. Cela prouve aussi que les gens n’avaient pas confiance dans l’enquête réalisée par l’État libanais. » Quant à la raison pour laquelle la commission présidée par Fouad el-Saad ne s’est pas réunie pour signer le projet de rapport final préparé par le ministre, elle n’est pas clarifiée, mais une source qui désire garder l’anonymat indique que les autorités libanaises n’étaient pas disposées à s’engager fermement dans le dossier et à ouvrir ce contentieux avec la Syrie. « Lorsque j’ai convoqué la commission pour finaliser le rapport, seules deux personnes sont venues. J’ai essayé de la convoquer à nouveau, mais personne n’a répondu à mon appel », regrette M. Saad, refusant d’en dire plus. Après cela, le gouvernement a sauté et Fouad el-Saad a remis le dossier à Adnane Addoum, à la demande du président Lahoud et du Premier ministre, sans en divulguer les conclusions. Enlevé après une dispute avec un Syrien Dans la voix de Fatmeh Abdallah, chiite originaire du Sud, dont le frère, Ali, a été enlevé en 1981 par l’armée syrienne, des larmes, de la douleur mais aussi beaucoup de colère. À l’égard des autorités libanaises et syriennes. « Ils ont enlevé mon frère Ali, au rond-point Coca-Cola, raconte-t-elle. Le matin même, il s’était disputé avec un Syrien, je ne sais pour quelle raison. Dès que j’ai été mise au courant, je me suis précipitée au poste syrien et j’ai vu mon frère, parmi tant d’autres personnes arrêtées. Je t’en supplie, sors-moi de là, m’a-t-il crié.. Et puis on m’a frappée pour me renvoyer. Plus tard, j’ai appris qu’il était à la prison de Tadmor (Palmyre). Il m’a envoyé un message me demandant de lui apporter des habits, me précisant même lesquels. Mais je n’ai plus rien su de lui jusqu’à l’année 2000, lorsqu’un autre détenu, placé dans la cellule voisine, a été relaxé. Il m’a raconté que mon frère était bien détenu là-bas. » Entre-temps, Fatmeh a multiplié les contacts auprès des autorités libanaises et syriennes, et les voyages en Syrie pour tenter d’obtenir un droit de visite. Elle s’est même rendue à la prison de Tadmor, sans résultat.. On lui donnait, à chaque fois, des explications contradictoires : « Tantôt on me disait qu’il était bien là, tantôt on me demandait d’apporter des papiers supplémentaires et puis finalement, à la prison de Tadmor, alors qu’un responsable consultait le registre, j’ai vu le nom de mon frère. Mais le responsable m’a dit qu’il ne figurait pas parmi les détenus. » C’était en 1998. Depuis, Fatmeh n’a plus remis les pieds à la prison. Aujourd’hui, Fatmeh continue de lutter, pour sa mère, malade, mais aussi pour son frère Ali, malgré les menaces qu’elle reçoit encore. Même si elle est consciente que de nombreux escrocs tentent de raquetter les familles de détenus en Syrie, elle est bien tentée d’avoir recours à un piston, moyennant une certaine somme d’argent.
«Rendez-moi mon fils» Quinze ans déjà que Jihad Eid a été arrêté, le 13 octobre 1990, le jour de l’entrée des troupes syriennes dans les régions chrétiennes du pays. Il avait 20 ans, était étudiant en informatique de gestion et caporal dans l’armée libanaise. « C’est à Hadeth qu’il a été pris par le Hezbollah », indique sa mère, Sonia Eid, se basant sur les propos des habitants de la région. La présidente de l’association des parents de détenus en Syrie indique que son fils a été remis par la suite par le Hezbollah aux services de renseignements syriens au Beau Rivage, avant son transfert à Anjar. Et puis un jour, à l’occasion de la libération d’un prisonnier proche d’Élie Hobeika, la famille apprend que Jihad est détenu en Syrie, à Mazzé, à la section Palestine, où il est interrogé.. « C’était notre seule certitude », indique sa mère, qui se démêne depuis, pour obtenir sa libération, malgré les menaces voilées des services de renseignements. « À chaque démarche, on nous téléphonait, dit-elle, nous conseillant de ne rien faire, nous disant qu’on voulait nous aider. » Les parents de Jihad ont finalement obtenu un droit de visite, mais un responsable syrien de la prison de Mazzé, alerté, a catégoriquement nié que des soldats libanais soient détenus là-bas. Ce n’est qu’après avoir bénéficié d’un piston qu’ils ont pu le voir, à travers une vitre, en septième position dans une file d’une vingtaine de prisonniers, marchant à la queue leu leu, pieds et poings liés, torse nu, les yeux bandés. « C’était en 1991, se souvient Mme Eid. Ils étaient maltraités ; on leur donnait des coups de pieds. À la vue de ce spectacle, je me suis évanouie. » Sonia Eid n’a pas pour autant arrêté ses recherches, visitant les prisonniers relaxés, récoltant la moindre information pouvant lui servir d’indice. « Je me suis rendue chez le président Lahoud, je suis allée en Syrie avec les familles des détenus, j’ai même naïvement été escroquée par un homme qui m’avait promis de m’emmener voir mon fils. Les seules informations que j’ai obtenues depuis étaient en 1996 par le biais d’un prisonnier relaxé, qui a affirmé avoir été détenu durant deux ans dans la même cellule que mon fils. » Aujourd’hui, Sonia Eid, comme toutes les mères, réclame la libération de son fils et garde espoir de le revoir un jour. Mais dans les larmes de cette mère, toute la détresse du monde de ne pouvoir connaître la vérité : « Rendez-moi mon fils », crie-t-elle aux autorités, de toute sa douleur.
J’ai vu mon fils de mes propres yeux « On n’en peut plus de rouvrir nos blessures. On n’en peut plus de réclamer nos enfants, sans que personne nous écoute. On n’en peut plus d’être sollicités pour déclarer nos enfants morts. Alors que nous savons pertinemment bien qu’ils sont dans les geôles syriennes et que nous avons même des preuves de leur présence là-bas ». Le cri de cette mère, Violette Nassif, est celui de toutes les mères de détenus en Syrie. Elle résume l’acharnement, la douleur, mais surtout la colère des parents de prisonniers, toutes confessions confondues, envers les autorités libanaises et syriennes. C’est à 16 ans, le 13 octobre 1990, que son fils Johnny a été enlevé, à Dahr el-Wahch, par les Syriens. Il était dans l’armée libanaise. « Nous avions trafiqué sa date de naissance pour qu’il puisse être enrôlé. » Comme tous les parents de prisonniers, Violette fait des contacts à tous les niveaux pour avoir l’autorisation de voir son fils. « Pour obtenir un droit de visite, j’ai payé 5 000 dollars », dit-elle. « C’était en 1991. Ils me l’ont placé bien en face de moi m’interdisant de lui parler. J’ai juste prononcé deux mots et j’ai pleuré. Ils ne l’ont même pas laissé dire un mot. Et puis ils l’ont repris. Aujourd’hui, je prie pour son retour, car je refuse de le déclarer mort. Je ne veux pas de leur argent. Je veux juste mon fils. Dossier réalisé par Anne-Marie EL-HAGE |
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